1 juil. 2008

La mort de Behaine

Le domaine était tranquille. Une légère brume l’envahissait lentement, comme précautionneusement. L’air était lourd, chargé. La lune dominait.

*

Behaine se posta à la fenêtre. D’ici, il pouvait sentir l’océan, le blé, l’odeur particulière des vents frais des hauteurs, tout le continent. Son premier continent pacifié. C’aurait du être le dernier, songea-t-il en y repensant encore une fois. Le nain sondait l’obscurité, la brume arrivait de l’ouest, elle attaquait littéralement les murs du château. Cela faisait bien longtemps qu’un brouillard ne s’était pas installé sur cette partie de Zasodhil. C’était la première fois, en fait. C’en était presque inquiétant.

*

L’humain leva le bras, la voie était libre. Six autres ombres se faufilèrent jusqu’au mur. Ils s’étalèrent jusqu’à s’aligner tous contre la paroi, et commencèrent l’ascension. Les simples saillants que formaient les pierres suffisaient pour leurs doigts exercés, et telles de grotesques araignées, ils grimpèrent encore et encore, sans interruption, jusqu’à atteindre les créneaux. Là ils redevinrent des ombres.

*

Behaine vida sa chope d’un air songeur. Cette nuit s’annonçait longue, il le savait. Sur Daifen, peu de choses arrivaient par hasard. Le destin, il n’y avait jamais vraiment cru. Mais les signes, il savait les écouter, ou du moins les remarquer.

Il se leva, passa une énième chemise propre et descendit lentement les marches menant à l’étage inférieur. Le silence régnait. Il descendit jusqu’au sous-sol et la salle de garde. Deux nains en poste le saluèrent, étonnés de le voir levé à cette heure. Il leur adressa un sourire sans chaleur et entra. A l’intérieur, la majorité des forgerons dormaient. Il resta quelques secondes à les observer. Il pensa à tous les réveiller, hurler, leur conseiller de rentrer chez eux, de cesser ce jeu stupide auquel jouaient les seigneurs de Daifen, tous plus avides les uns que les autres. Et il était bien placé pour le savoir. Behaine le Marchand, se dit-il, tu es peu de chose.

Il traversa la pièce jusqu’au présentoir et se choisit une hache de simple facture. Rien à voir avec Kal, la hache légendaire de son cousin et ami, rien à voir avec son habituel arme, parée de runes et de diamants. Un sobre manche de bois, une lame affutée. Ce serait tout pout cette nuit.

*

La sentinelle se pencha par-dessus le mur. Tout était calme, le mur accusait réception de cette enivrante brume. On ne voyait pas le sol, en contrebas. La sentinelle releva la tête, et se la fit couper. Elle tomba, sombrant dans le brouillard. La première ombre des sept se hissa sur le mur et avança à pas feutrés, les autres sur les talons. Les nains furent vite éliminés, proprement et silencieusement.

*

Le Duc s’avança jusqu’au pont-levis. La brume, qui couvrait le domaine, l’empêchait de voir le haut des murs. Mais il savait. L’absence de cris dans la nuit indiquait qu’ils avaient réussi. Il allait donc réussir. Il longea la route et s’arrêta à un mètre des douves. Sur son épaule reposait son marteau. Il portait une armure noircie, aux bords imperceptiblement dorés. Sa tête était à l’air libre, une brindille sauvage pendant à ses lèvres.

*

Les gardes voulurent lui parler, le questionner, l’accompagner, mais Behaine garda le silence. Il les laissa à leur poste d’un geste autoritaire et leur accorda un dernier signe de tête. Il sortit du fort et progressa jusqu’au mur sud. La haute porte de bois ferré se dressait maintenant face à lui. Il chercha dans la brume le poste de garde de la porte.

« Pas la peine. » Lança une voix, quelque par devant lui.

« Qui êtes vous ? »

« Ceux qui ouvrent la porte vers le destin. »

En avançant, le nain distingua des corps inertes sur le sol. Il se retourna, observa les ténèbres tout autour de lui. Son interlocuteur restait introuvable.

« Il est dehors n’est-ce pas ? »

« Il vous attend. »

« Ouvrez la porte. »

La porte s’ouvrit.

*

Le Duc vit la porte s’ouvrir, entraînant avec elle des remous dans le brouillard. Le pont levis s’écrasa juste devant lui. Behaine était là. Il n’était pas armuré, portait une petite hache traditionnelle. Le Duc le rejoignit. Ils s’arrêtèrent à deux mètres l’un de l’autre. Le silence dura quelques minutes.

« Ainsi je suis le prochain sur votre infinie liste ? »

« Exact. Un marchand de moins. Un allié des Extrémistes de moins. Un vivant de moins. Toi et toute ton armée, ton domaine, tes gens, ton expansion. Tu es un virus, tu sais ? Tu fais partie de la Maladie qui frappe la terre. »

« Epargnez-moi vos sermons. Faites simplement ce pourquoi vous êtes venu. »

« A tes ordres. »

Le Duc leva son marteau à l’aide de ses deux mains, Behaine fléchit les jambes. Le marteau décrivit une rapide courbe avant d’écraser le bois du pont là ou le marchand s’était tenu une seconde plus tôt. Sa hache fendit l’air mais ne trouva pas de faille dans l’armure complète. Un coup de manche fusa, puis un contre, une feinte et une ruée de coups… Le combat s’intensifia, les deux camps s’essoufflèrent.

« Aujourd’hui, un autre surplus de ce monde m’a qualifié de Bras de Gaïa. Je trouve l’expression très jolie. Tu vas mourir du Bras de la Nature. Sois-en heureux. »

« Vas te faire foutre. »

*

Behaine redoutait cependant que le Duc n’ait raison. Il ne s’était pas entraîné depuis des lunes et des lunes… Et n’était pas parti en conquête depuis au moins autant de temps. La guerre n’était plus pour lui qu’un brouhaha lointain. Mais il avait oublié qu’on n’y échappait pas sur Daifen. Cet enfoiré de fataliste le lui rappelait aujourd’hui.

Et s’il mourrait cette nuit ? C’est ainsi, tenta-t-il de se convaincre. Adieu tous.

*

Behaine enchaîna plusieurs coups rageurs. L’armure de son adversaire commençait à céder par endroits. Il se jeta à l’attaque et profita de la mauvaise posture du marteau pour contourner son axe et asséner plusieurs autres frappes dans le dos du Duc. Mais l’armure…

Et il n’y avait pas que cela. L’armure protégeait le nain, c’était une certitude, mais sans elle, Behaine n’était pas sûr de pouvoir gagner non plus. Le Duc accusait les coups comme s’il ne les sentait pas, et semblait s’en amuser. Au point de ralentir, de baisser sa garde, de laisser volontairement son ennemi le taillader de violents coups. Behaine savait que le Duc était capable de mieux. Il redoutait simplement le moment où cela arriverait.

*

Le Duc encaissa une nouvelle volée de coups. Cela faisait assez longtemps qu’il jouait, estima-t-il. Il para le coup suivant et se recula de deux pas.

« Un dernier mot ? »

« Fais ça proprement. »

Le Duc s’élança, son corps entier projeté en avant, en l’air, comme ralentit par la brume devenu plus intense. Le marteau se rapprocha rapidement, jusqu’à toucher la joue. L’impact ne fit presque aucun bruit.

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